La fin du mois de mai approchait. Si l’on oubliait l’épisode des hybrides enragés peu après mon arrivée, mon travail à l’infirmerie était relativement calme. Les examens arrivaient pour les cinquième et les septième année, ainsi que pour les étudiants. Alors j’avais surtout droits aux états nerveux, anxieux voire dépressifs plutôt qu’aux blessures physiques. Le philtre de Paix coulait à flots, si j’osais dire. Le stock de mandragore cuite liquéfiée diminuait beaucoup trop vite… J’espérais en avoir assez pour cette année, au moins. Le professeur Londubat, qui enseignait la botanique, avait des choses plus importantes à faire que s’occuper de me fournir – même si je ne doutais pas une seconde de son sens du service et de sa sympathie.

Bref. Je venais de terminer ma journée. Enfin… façon de parler. Dans le milieu de la médicomagie, il était difficile de savoir quand la journée allait réellement finir. Et j’en eus la preuve pas plus tard qu’après avoir donné un coup de baguette pour remettre quelques lits en état. Hyun-Ki Jeon, un élève de septième année à Poufsouffle, surgit comme une furie à l’intérieur de l’infirmerie, essoufflé, l’air absolument paniqué. Il courut droit sur moi et se mit à déblatérer des paroles dans une langue que je ne connaissais pas du tout. Ҫa ressemblait à du coréen mais je n’en demeurais pas certain. Se frappant la tempe avec la paume de la main, il tenta de reprendre ses esprits et poursuivit.

- Mon colocataire est… Il a un… hémorragie interne ! s’écria-t-il en anglais.

Il avait un accent à couper au couteau, mais j’avais très bien compris. Et je réagis aussitôt. Étant donné que Hyun-Ki était seul, je devais aller soigner le fameux colocataire là où il l’avait laissé. D’un signe de la main, j’invitai le jeune homme à me suivre au bureau des infirmiers, tandis qu’il reprenait la parole. Il essaya de m’expliquer, en mélangeant les dialectes, que Merindah se trouvait déjà sur place. J’attrapai ma mallette, l’ouvris pour vérifier son contenu.

- Je vous en supplie…

Je la refermai d’un coup sec, l’attrapai à bout de bras et suivis Hyun-Ki. Il m’emmena jusqu’à la salle commune des Poufsouffle que nous traversâmes en courant, sous les regards intrigués des autres élèves présents. Il me guida jusqu’à l’une des chambres et ouvrit la porte si fort qu’elle alla taper dans le mur. Merindah était là, près du lit sur lequel était allongé Mika Wilde. Ce dernier avait l’air de souffrir le martyr. Son tee-shirt était relevé. Il portait une grande trace violacée de l’épaule jusqu’au flanc. Il était pâle comme un linge, en sueur et une odeur nauséabonde indiquait qu’il avait régurgité. Du sang coulait au coin de ses lèvres qui perdaient de leur couleur et devenaient légèrement bleues, tout comme le bout de ses doigts.

Merindah s’était occupée de la première étape de soin : l’oxygénothérapie. Elle avait déjà placé le dispositif magique permettant au patient de respirer correctement. Et elle avait étalé une pâte sur son torse qui, à l’odeur, était destinée à apaiser la douleur. Évidemment, il était inutile de demander s’il s’agissait réellement d’une hémorragie interne. D’abord parce que je savais Merindah assez qualifiée pour l’avoir détectée. Et parce que tous les symptômes que je voyais déjà concordaient parfaitement. Maintenant, au travail. Je passai de l’autre côté du lit, face à Merindah, posai ma mallette à côté de moi et remontai mes manches. Tout cela dans le plus grand des calmes. Il le fallait, dans n'importe quelle situation.

- Des coussins, demandai-je à Hyun-Ki qui avait reculé dans un coin, presque aussi pâle que son ami.

Même avec le dispositif respiratoire, mieux valait redresser Mika en position demi-assise. Je m’occupai de lui soulever les épaules tandis que Hyun-Ki plaçait les coussins dans son dos. Je pris ensuite quelques informations auprès de Merindah, à savoir le pouls et la tension de Mika, qu’elle avait sûrement dû prendre dès son arrivée. Tachycardie et une tension beaucoup trop basse. Je m’agenouillai près du lit, sortis ma baguette et la passai le long du torse sans le toucher, ma main libre suivant le mouvement, paume vers le bas tandis que j’enchaînais quelques formules à voix basse. Il me suffit de quelques secondes pour situer le mal.

- Hémorragie digestive haute, annonçai-je à l’attention de Merindah. Lésion de l’œsophage, précisai-je. Et… il y a aussi une côte fêlée.

Je me tournai vers Hyun-Ki.

- Rien d’alarmant sur ce dernier point, le rassurai-je pour lui éviter de s’évanouir d’angoisse.

Mika s’en remettrait facilement. Concernant l’hémorragie, en revanche… Je ne pris pas la peine de demander ce qu’il s’était passé pour qu’il en arrive là. Cela m’avait tout l’air d’être causé par un énorme choc. Une chute ou quelque chose du même genre. J’ouvris ma mallette, fouillai dedans à la recherche de quelques fioles de potions.

- Tenez, dis-je à Merindah en lui donnant quatre fioles dont une vide. Vous savez quoi faire.

Une formule était nécessaire tout en mélangeant les trois contenus dans le quatrième, en tournant la baguette dans le sens horaire des aiguilles d’une montre, et je savais qu’elle la connaissait. Pendant ce temps, je me désinfectai les mains, le regard perdu dans le vague, me concentrant pour la suite. Quand mon assistante me tendit la fiole, je lui souris en voyant que le mélange avait pris la couleur vert pistache prévue. Je m’assis au bord du matelas, tourné vers Mika. Au lieu de prendre la fiole, je levai la main, paume vers le ciel, afin que Merindah y verse le contenu. On aurait pu s’attendre à ce que ce soit liquide. Mais quand la potion s’écoula de la fiole, une grosse bulle se déposa dans ma main. Quand je retournai cette dernière, la bulle y resta collée. Étant donné qu’il n’était pas conseillé de faire boire une personne atteinte d’une hémorragie interne, j’allais administrer cette potion par voie cutanée.

- Venez, demandai-je à Hyun-Ki en tendant ma main libre pour lui faire signe d’approcher.

Je les regardai tour à tour, Merindah et lui.

- Tenez-le, ça risque de ne pas lui plaire. Il ne faut pas qu’il bouge.

S’il s’agitait trop, cela compromettrait l’efficacité de la potion, et le blesserait davantage. Quand chacun eut posé ses mains sur les deux bras de Mika, je fis entrer en contact la bulle avec son torse, sans la décrocher de ma main. La première étape de ce soin consistait à réparer les lésions dans l’œsophage et arrêter les saignements. La potion passait par les pores de la peau, à travers la chair, les muscles, jusqu’aux endroits à guérir. Malheureusement pour Mika, je ne pouvais pas l’anesthésier. Ni localement et encore moins généralement. C’était trop tard et trop risqué.

Je m’apprêtais à mettre la technique en œuvre quand Merindah proposa d’utiliser un sort Ngangkari pour aider Mika à moins souffrir. D’après elle, c’était plus rapide et moins dangereux qu’une anesthésie. En revanche, cela ne le rendrait pas inconscient. Après réflexion, je préférais que Mika reste éveillé. Alors j’acceptai. Par contre, elle ne pourrait plus l’empêcher de bouger. Hyun-Ki se chargea donc de passer derrière la tête de lit, et de maintenir son ami par les épaules. Si le sort de Merindah était assez efficace, cela suffirait à tenir Mika tranquille. Nous verrions bien.

La jeune étudiante se déplaça et alla poser son front contre celui du blessé. Elle pointa sa baguette vers son cœur et attendit mon signal.

- Raccroche-toi à moi, Mika, murmura-t-elle.

Sa voix était douce, son ton compatissant, encourageant, rassurant. En la regardant, je n’osais croire une seconde qu’une femme aussi dévouée que Merindah dans le métier de médicomage pût envisager de tout arrêter. Elle était décidément faite pour ça, je n’en avais jamais douté. De son côté, Mika ne cessait de nous dire de le laisser tranquille, et prier pour arrêter de souffrir. Il parla de sa tête, et du fait qu’il avait été soigné. S’il y avait eu un problème à ce niveau, je l’aurais détecté. Par conséquent, je priorisai l’hémorragie, et décidai d’ausculter sa tête plus tard.

Les effets de la potion s’activèrent peu à peu quand elle s’introduisit lentement à travers son torse, et que la bulle diminua au fur et à mesure. Le sort de Merindah porta ses fruits. Hyun-Ki n’eut pas à trop forcer pour maintenir Mika. Ce dernier ne se tortilla pas longtemps. En quelques secondes, son corps se relâcha petit à petit. Il était cependant secoué de quelques spasmes. Mais c’était normal après un gros effort. Les muscles pouvaient devenir incontrôlables et s’agiter tout seuls. A voix basse Hyun-Ki parlait à son ami, tout près de son oreille. Il me sembla même l’entendre chanter. C’était astucieux de sa part, un très bon moyen d’apaisement. Et cela me facilita grandement la tâche. Entre Merindah et lui, j’étais efficacement assisté.

Au bout de deux bonnes minutes, la bulle disparut complètement et la paume de ma main toucha la poitrine de Mika. Mais je ne la retirai pas. Le soin n’était pas terminé.

- Continuez, dis-je sans bouger, comme si ma main était aimantée.

Je n’avais pas précisé qui devait poursuivre parce que l’un comme l’autre faisait un très bon travail, et j’avais toujours besoin des deux. Le soulagement physique d’un côté, le réconfort moral de l’autre. Mika ne pouvait pas être mieux entouré.

A présent, je devais passer à la deuxième étape du soin : ponctionner les poches de sang accumulées dans le corps. Et pour cela, j’allais utiliser la même technique que précédemment, mais de façon inversée. Pointant ma baguette sur le dos de ma main qui était toujours posée sur Mika, je prononçai le sort adéquat. Et, tout doucement, je relevai la main. Une autre bulle se forma, rouge cette fois-ci. Il fallut autant de temps que pour administrer la potion. Une fois le sang récupéré, je tournai ma main, paume vers le haut, pour l’observer. Il n’y en avait pas beaucoup. L’état extérieur de Mika laissait supposer qu’il avait besoin d’une transfusion. Mais en vérité, ce n’était pas la peine. Une simple potion ferait l’affaire pour aider son organisme à récupérer. Alors, après avoir fait disparaître la bulle, je m’occupai de réparer la côte fêlée en pointant ma baguette à l’endroit où elle se trouvait. Comme la blessure était bénigne, ce fut très rapide.

Mika avait parlé de sa tête. Cela ne coûtait rien de vérifier.

- Miss Kareela, vous allez pouvoir vous reposer, annonçai-je en me levant. Monsieur Jeon, je prends votre place pour quelques secondes.

Une fois fait, je passai une main sous la tête de Mika, pointai ma baguette sur son front. Rien à signaler. Pour terminer, je recommençai le même scan qu’à mon arrivée : passer ma baguette le long du torse de Mika, sans le toucher, en faisant le même mouvement avec la main. Enfin, je baissai les bras et allai fouiller dans ma mallette. J’en sortis une fiole de potion de couleur grise. A première vue, elle ne donnait pas envie. Mais le goût n’était pas si désagréable et il y en avait très peu. Je donnai la fiole à Hyun-Ki.

- Vous lui ferez boire ça dans une heure, prescrivis-je.

Cela calmerait aussi la sensation d’intense soif que Mika ressentait à cause de l’hémorragie. Je posai un instant ma main sur l’épaule de Hyun-Ki et lui accordai un sourire rassurant.

- Votre ami va s’en remettre, vous pouvez souffler. Maintenant, il a simplement besoin de repos. Veillez à ce qu’il reste allongé jusqu’à demain soir, minimum. Il pourra manger dès midi, si le cœur lui en dit.

Je regardai Merindah qui s’était levée pour rassembler ses affaires. Elle finissait de concocter une potion rapide qu’elle mit dans les mains de Hyun-Ki.

- Mika va bien, c’est terminé, assura-t-elle d’une voix douce. Ça, c’est pour toi.

Elle lui expliqua qu’il pouvait en verser deux gouttes dans son thé ou directement sur un morceau de sucre. Cela l’aiderait à s’apaiser. Il pouvait également en donner à Mika pour détendre son corps après les efforts qu’il venait de faire pour tenter de résister à la douleur. Elle avait bien fait. Il serait sûrement courbaturé demain. Huyn-Ki la remercia et demanda si la potion risquait de le faire dormir. Il semblait craindre de ne pas pouvoir prendre soin de son ami. Non, cela ne l’endormirait pas mais le calmerait assez pour terminer la soirée paisiblement.

Merindah déclara qu’elle serait dans sa chambre toute la soirée au cas où Hyun-Ki ait besoin d’elle. Puis elle se tourna vers moi.

- Merci d’être venu si vite.

Je hochai simplement la tête. Hyun-Ki, qui s’était assis près de Mika pour caresser un instant ses cheveux, se releva et nous fit face. Il s’inclina alors en avant.

- Merci pour tout. Merci d’être venu et de l’avoir aidé, déclara-t-il avec cet accent si prononcé que j’avais entendu tout à l’heure. Merci… Je… Si je peux faire quoi que ce soit pour vous…

Il se redressa.

- Si vous… Tu veux rester… Il… Il voudra sûrement que tu sois là quand il se réveillera, dit-il à Merindah. Alors… Je… Je vais te chercher quelque chose à manger si tu veux mais… Mais reste. Si tu le veux bien… Pour lui…

Tandis que je rangeais mon propre matériel, je le vis avancer un fauteuil près du lit de Mika.

- Monsieur Meyer.

Je levai les yeux sur lui.

- Si vous aussi vous désirez manger…

C’était gentil de sa part. Mais avant que j’aie pu répondre, il était déjà parti en quête de nourriture. Je terminai de rassembler mes affaires et fermai la mallette au moment où il revint, chargé de sandwichs.

- Je vous remercie pour cette attention, Monsieur Jeon, répondis-je sincère. Mais je vais vous laisser prendre soin de Monsieur Wilde. Ménagez-vous également, conseillai-je certain qu’il était capable de faire une nuit blanche rien que pour s’assurer que son ami irait bien. Tout ira mieux demain.

J’empoignai ma mallette et me dirigeai vers la porte.

- Passez une bonne soirée, vous l’avez méritée, repris-je avec un sourire bienveillant. Miss Kareela, saluai-je d’un signe de tête avant de partir.

De retour à l’infirmerie, je rangeai ma mallette à sa place. L’heure du dîner dans la Grande-Salle approchait. J’avais un peu de temps pour souffler avant d’aller manger.